Le culte de la performance
C’est dès les classes primaires que l’on répète inlassablement à nos petits bouts de chou: « tu dois être le meilleur, tu dois être le plus fort… le ciel est ta seule limite… je compte sur toi pour me rendre fier et honorer ta famille… ». Exhortation à la performance qui poursuit nos hommes, de l’école à l’université jusqu’au milieu professionnel… de la salle de gym au choix automobile… et de nos jours jusqu’à sous nos couettes… toujours mieux, toujours plus… mais jusqu’où ?
Une culture de l’excellence
Dans notre environnement mondialisé, régi à tort ou à raison par les lois du capitalisme, il n’y a soi-disant « de la place sur le marché que pour les gagnants, les loosers n’ayant aucune chance de survie, férocement abattus par leurs compétiteurs… » De plus, notre modèle industriel contemporain imposerait ses dogmes à toutes les facettes de notre existence. Ainsi, il serait de mise de repousser sans cesse les limites de l’impossible afin d’obtenir un meilleur résultat et ce dans tous les domaines. Compétence, compétition, disponibilité, performance sont les mots clés de l’idéologie de nos sociétés modernes. Impératifs que nos hommes ont approprié comme les leurs, ayant trop bien compris les enjeux et les conséquences dramatiques d’un échec, et ce dans tous les domaines de leur quotidien, jusque dans leur lit…
“Compétence, compétition, disponibilité, performance sont les mots clés de l’idéologie de nos sociétés modernes.”
« J’ai le souvenir cuisant de mon tout premier bulletin scolaire, raconte Pierre, 38 ans, associé-fondateur d’une grande société de consulting internationale. Je devais avoir cinq ans à peine. Mon père, mécontent de mes résultats et des remarques de l’institutrice m’avait douloureusement fait comprendre que chez les K., on excellait en tout, même en dessin et en chant… Depuis, j’ai bien appris la leçon et j’ai fait de la réussite et de la perfection mes priorités de la maternelle en passant par le MBA en finance jusque dans mon mariage »… Pierre ajuste la cravate en soie assortie à son costume sur-mesure, essaie de maîtriser son émotion et continue tristement : « Ce qui n’a pas empêché ma femme de me quitter pour un autre. Avant de claquer la porte pour ne jamais revenir, elle m’a avoué que dans mes bras, elle sentait qu’elle passait un concours et non qu’elle faisait l’amour. ‘Je ne suis pas une épreuve du triathlon, Pierre, a-t-elle ajouté, mais une femme qui a envie d’être aimée.’…Je ne m’en suis jamais remis… conclut-il mélancolique.
Les pièges de la toute-puissance
Et Pierre n’est pas le seul pris au piège de la course effrénée à la performance, « dopé » par les médias, les films pornos, les pilules miraculeuses disponibles sur le marché de la consommation illimitée et obligée.
La volonté de tout maîtriser, d’attendre de son propre corps qu’il se plie au moindre de nos désirs, le sentiment de toute-puissance sexuelle obsède nombre de nos hommes, jusqu’à ce qu’ils en paient le prix. En effet, l’homme, dans sa crainte de ne pas être à la hauteur, se focalise sur sa performance et devient spectateur de ses exploits au lieu de vivre un moment magique de partage et de plaisir.
Wadih, 41 ans, directeur de banque, a vécu huit ans avec une femme qu’il décrit comme très exigeante et très cérébrale. « Avec elle, je me contrôlais à chaque instant et à tous les niveaux. C’était comme si je passais un examen en continu. J’avais tout le temps peur de mal faire. A chaque fois qu’on faisait l’amour, je m’appliquais docilement à la faire jouir, à changer de positions comme elle le désirait, à durer assez longtemps mais pas trop quand même… si bien que de mon coté, mon plaisir s’était vite émoussé et je ne ressentais qu’un léger soulagement à chaque éjaculation, le soulagement d’avoir accompli mon devoir. Un an après notre séparation, j’ai rencontré son opposé parfait, une fille douce, sensuelle et surtout très décontractée et cool. La première fois que nous avons fait l’amour, j’étais obsédé par mon érection. Elle m’a regardé langoureusement et m’a dit avec un sourire en me montrant mon sexe : ‘il n’a pas besoin d’être surveillé, il se débrouille très bien tout seul, comme un grand !’. Cette phrase m’a complètement délivré du carcan dans lequel j’étais enfermé avec mon ex. Pour la première fois depuis très longtemps, j’ai fait l’amour comme un jeune chien fou, joyeux et affamé ! Et depuis ça continue… »
De la performance à l’angoisse
Comme dans le cas de Wadih, chaque nouvelle aventure est vécue par l’amant moderne comme une nouvelle épreuve chronométrée, un casting où l’on doit impressionner et faire ses preuves. Et là où le permis et le possible n’ont plus de limites sur le stade des performances sexuelles, ce sont les réalités physiologiques qui ressurgissent. Une physiologie masculine qui elle, a des limites bien réelles et qui sème le doute dans bien des esprits.
La plupart des patients qui consultent pour troubles de l’érection et éjaculations rapides formulent tous leur difficulté de la même façon: « Je suis incapable de donner à ma partenaire le plaisir que je lui dois ». Phrase ô combien significative, qui résume le mal être des mâles du 21e siècle… La crainte de décevoir… On est bien loin de l’homme macho qui ne cherche que son plaisir à travers ses conquêtes…La virilité de nos jours rime avec la satisfaction des exigences de l’autre et l’orgasme féminin…
‘La performance sexuelle devient alors un but en soi, diminuant ainsi la qualité de la relation interpersonnelle entre les partenaires.’
Malheureusement, cela a beau semblé partir d’une bonne intention, la problématique sexuelle masculine qui en résulte se réduit souvent à la fréquence ou à la durée des rapports sexuels de même qu’à la capacité d’obtenir une érection rapidement et de la maintenir longtemps. La performance sexuelle devient alors un but en soi, diminuant ainsi la qualité de la relation interpersonnelle entre les partenaires. Ce culte de la super-puissance a ses effets toxiques perceptibles sur la vie sexuelle masculine: l’ombre de l’échec, planant sur chaque nouveau record à battre, y apporte une dose d’angoisse non négligeable. De plus, endosser le rôle du superman du sexe passant un test en permanence sabote l’établissement de cette connexion intime qui laisse s’installer la confiance, une des conditions sine qua non pour envisager sereinement une rencontre sexuelle.
Un cercle vicieux
Sans oublier, que stress et angoisse sont les premiers responsables des troubles sexuels. Ainsi, à force de vouloir forcer le physiologique, le corps se révolte face aux injonctions qu’on lui impose… et il suffit d’un peu d’adrénaline, hormone par excellence du stress, pour inhiber une érection ou accélérer une éjaculation…
Statistiques
“Sur dix hommes stressés, quatre en constatent les effets néfastes sur leur sexualité, et un tiers d’entre eux souffrent de véritables troubles de l’érection”
Jihad, 35 ans, ingénieur civil, en témoigne : “pour moi, plaisir féminin et érection étaient synonymes. J’étais complètement obsédé par la taille de mon « engin » et la qualité de ses érections. Du coup, je vivais mes aventures sexuelles en quasi-dédoublement…sans émotions ni investissement affectif. Jusqu’au jour ou j’ai rencontré Nadine. Dès que je l’ai vue, j’ai su qu’elle était la femme de ma vie. Je savais qu’elle sortait d’une relation tumultueuse où elle avait tout essayé : triolisme, sado-masochisme… De plus, elle était belle, intelligente, carriériste… la femme de mes rêves… J’avais tellement peur de la décevoir sexuellement que j’évitais de me retrouver seul avec elle, dans une intimité qui pouvait mener plus loin… Quant elle a commencé à s’impatienter, j’ai cédé à ses avances et ce fut la catastrophe totale… Si mon sexe daignait lever un peu la tête et montrer un peu de respect à ma belle, j’avais juste le temps de l’introduire avant d’éjaculer… C’est sa réaction qui m’a sauvé… Ne vous ai-je pas dit qu’elle était la femme idéale ? Elle s’est montrée patiente, compréhensive et encourageante. Elle a complètement dédramatisé la situation en m’invitant dans ses bras et me murmurant ‘c’est ton coeur qui m’intéresse et non 1% de ta surface corporelle’…Nous avons éclaté de rire…Et une fois remis en confiance, j’ai cessé de penser à moi comme une machine mais comme un être humain amoureux et depuis c’est génial…”
Le dopage sexuel, une des dérives potentielles
Ceux qui ne sont pas aussi chanceux que Jihad essaient de pallier à leurs défaillances physiologiques et réactionnelles par tous les moyens possibles et imaginables. Ainsi, troubles de l’érection et de l’éjaculation ont leur place sur le marché de la consommation, renforçant ainsi le mythe d’une sexualité réussie grâce à une mécanique infaillible.
Notre société actuelle ne faisant pas de cadeaux aux non-performants, tous les moyens sont bons pour défier les aléas de la nature. Ainsi, crèmes, préservatifs, anneaux, sprays se multiplient en pharmacie et en grandes surfaces afin de faire durer le plaisir…Sans oublier herbes, aphrodisiaques et petites pilules multicolores qui améliorent la qualité des érections. Il est vrai que certains de ces produits sont réellement efficaces et qu’une partie des consommateurs en ont besoin du fait de l’âge ou de certaines maladies cardio-vasculaires. Mais la majorité des jeunes de moins de quarante ans n’en ont une vraie utilité que ponctuellement afin de retrouver une certaine confiance en soi ou s’ils traversent une période difficile…Or, sur le terrain, la majorité des « addicts » qui recourent à ces produits recherchent une performance limitant la sexualité à la seule fonction érectile. Ainsi, même le sexe est atteint par ce syndrome de la réussite à tout prix, aboutissant à des conduites « dopantes » passées sous silence…
Ainsi, Johnny, jeune étudiant de 20 ans, a fait le tour de tous les urologues et sexologues de la ville afin de trouver la solution miracle à son éjaculation rapide. « Il me faut le remède le plus puissant sur le marché…J’ai déjà essayé les anti-dépresseurs prescrits par mon urologue, les traitements à base d’herbes que m’a conseillé un ami et la crème anesthésiante que m’a prescrit un sexologue…Rien n’y fait…Christina n’a du plaisir que si je la pénètre très fort et très vite…J’ai peur qu’elle me quitte…Elle a tellement d’expérience… ». Or, Johnny qui n’a ce problème qu’avec Christina et non avec d’autres partenaires, refusent de consulter avec cette dernière…Et comment reconnaît-il le plaisir de sa bien aimée ? « Si je la pénètre violemment, elle crie… »
De l’école du porno au rôle des femmes
Il est bien évident que Johnny n’a pas trouvé de recette miraculeuse à sa problématique…Problématique double, qui repose en premier lieu sur un imaginaire basé sur les messages véhiculés par la pornographie. Cette dernière mettant en scène des relations sexuelles purement génitales sans investissement relationnel, des femmes jouissant de la violence de magnifiques étalons infatigables en poussant cris et hurlements. Malheureusement, nos jeunes n’ont point d’autres repères et puisent leurs fantasmes sexuelles dans le matériel mis à leur disposition. Et ce n’est qu’avec l’expérience et les partenaires adéquates qu’ils rectifieront leur tir, l’éducation sexuelle étant dramatiquement absente dans nos milieux scolaires et familiaux libanais.
Ainsi Jihad et Wadih, ont pu retrouver le vrai sens de l’humain et du relationnel, et sortir du cercle vicieux de la performance grâce aux femmes qui les ont aidés et soutenus. Cependant, certaines femmes ne sont pas toujours sûres d’elles-mêmes et de leurs capacités de séduction, et renvoient ainsi leurs doutes et leur mal-être à leur partenaire, en les culpabilisant et les accusant de leur frustration et de leur insatisfaction… N’ayant pas accès au « lâcher-prise » nécessaire pour savourer leurs ébats, elles préfèrent jeter la pierre au partenaire que de se retrouver confrontées une problématique qui leur est propre.
Deux ans plus tard, notre Johnny, ayant changé de petite copine, avoue : « Au début, pour moi donner du plaisir à la femme ne pouvait se faire que par le coït. Je devais pouvoir la faire jouir avec mon sexe pour être un vrai homme à mes yeux. Je crois que mes premières conquêtes ont simulé l’extase, étant aussi inexpérimentées que moi. Christina, quant à elle m’a permis de me poser des questions mais m’a induit en erreur car elle venait confirmer mon hypothèse de départ…C’est avec Youmna que j’ai cessé de prendre mon sexe pour un super gadget et que j’ai appris à prendre le temps…le temps de la découverte de l’autre…le temps des caresses avant, après et pendant la pénétration qui n’est plus une fin en soi mais un acte parmi d’autres… »
De la performance au partage
En conclusion, ne laissons pas le culte de la performance effacer l’autre de « l’équation sexuelle » ainsi qu’une partie de nous-même. La sexualité humaine est le lit d’une relation à deux non réductible à une fonction pénienne. Faire l’amour ouvre des horizons infinis de plaisir et de jouissance dans une communication et un échange personnalisé, avec l’autre.
Dr. Sandrine Atallah